Chant d'automne, pour mon vélo

Dans mes rêves de bonheur, il y a toujours un vélo quelque part, couché dans l'herbe ou ronflant au grenier. Le froid vient de geler ma raison et je suis pris de folie. Je me surprends à chanter des odes et crier des dithyrambes. Toujours pour un vélo.

Je suis entré dans l'automne avec l'idée forte que ce qui subsistait en mon esprit d'intelligence et de lucidité m'avait proprement abandonné. Le crépuscule de l'année ravive en moi le sentiment terrifiant de la vacuité de mon existence, de la vacuité de mon être, et courons au fait, de la vacuité de la sphère de mort où nous passons nos mornes jours. Il n'est plus rien d'humain qui satisfasse mes désirs de passions. Accablé, je m'enfouis dans les flamboyantes obscurités du garage, où gisent encore les restes de mes souvenirs. Et je me tourne vers mon esprit, de plus en plus opaque.

 

As-tu senti que j'ai tressailli ? Je ne me rappelle pas avoir connu l'impression qui emplit mon cœur en cet instant délicieux, mais je soupçonne qu'elle est semblable à ce que produit l'amour quand il t'envahit de son essence précieuse et insolite. Soudain, l'homme remonte en mon estime, et la raison de sa présence sur terre m'est parfaitement claire : je bois au goulot la lumière que projette sur moi la créature qui m'observe au fond du garage, et je vois. Je vois à présent que s'il est quelqu'un qui s'est fait un devoir d'amener l'homme ici-bas, c'est pour qu'un jour de génie cosmique, une âme invente la merveille qui est couchée là. Devant moi, il me sourit, un vélo. Et toute idée de médiocrité s'échappe de moi, et l'homme est grand. Je le suis avec lui.

 Je redécouvre sous mes yeux le moyen d'aboutir au plus accompli des arts de vivre, la classe noble, la pure, qui rend à l'âme humaine sa dignité perdue. Je considère ce vélo, et je suis désarmé devant ce triomphe permanent. Sans mentir, j'ai touché le sublime de l'œil. J'ai sur le palais le goût des clartés éphémères et proustiennes d'une madeleine amollie que le thé dilue dans ma bouche. La beauté grêle de ma bicyclette m'a touché au cœur, et je m'effrite de toutes parts devant la magie de l'histoire humaine, tout entière réhabilitée par ces seuls dix kilos d'aluminium et de chrome. La classe ne s'invente pas. Le plus archaïque des vélos n'a que faire des désastres de l'humanité qui l'a enfanté, il l'élève au rang des perfections. C'est simple comme une mise en selle : pédalez, je ne saurais en dire plus. Sentez, que vous n'êtes plus dans le monde. Le vélo est cette scission qui s'opère entre l'instant subi et le rêve éveillé, entre la grisaille vécue et la splendeur suscitée.

Aimez le vélo comme l'être aimé, car il vous donne une classe que vous n'auriez su atteindre. Goûtez la sainte solitude de l'instant cycliste, dites-vous « je suis un vélo », prenez-vous au sérieux un court instant, et la dignité retrouvée suspend le temps et vous colle sans relâche. Partez, sur votre coussin d'air. Vous êtes votre propre vitesse. Ces cheveux que vous éployez dans le vent, vous en êtes la seule cause, sans moteur ni excuse. Et battez des bras, ce n'est plus le vent qui s'engouffre, c'est vous qui vous déversez à pleins flots dans la plus naturelle des natures. Aimez cet instant, prenez une seconde d'attention, et rompez la banalisation dont vous êtes l'effroyable victime : comprenez l'enchantement de cette chose. Votre seule obligation immédiate est de tourner les jambes, et de comprendre l'enchantement de cette chose. Je ne vous demande pas d'apercevoir le fonctionnement : il est un défi constant à l'équilibre précaire des choses humaines. Contentez-vous de cela : votre vélo tient debout, et sans rien comprendre aux principes de votre mobilité sensationnelle, vous glissez sans un bruit.

Je ne veux rien savoir de plus. L'automne a envahi mes pensées, et c'est ainsi que je me réconcilie avec la vie et les journées, en aimant mon vélo d'un regard. Le vélo est le plus rassurant des compagnons, le plus fidèle des chiens, le plus utile des objets : au degré ultime des Histoires, quand les amours seront déçues, quand les chiens désobéiront aux ordres, quand le pétrole sera tout bu, il demeurera, et lui seul vous transportera par-delà la nature. Entrez dans votre garage, et donnez-lui une caresse. Partez, roulez au vent, à la rousseur de la lune, à la chaleur des guerres, à la magie de l'instant. Et ne dites rien de cela. Gardez-le pour vous, faites silence. Vous aurez compris.

Écrire commentaire

Commentaires: 0