Sois un champion pour toi

Ce n'est peut-être pas encore l'hiver mais ça y ressemble, ici, au pied de ma Sainte-Victoire. A travers le carreau de ma fenêtre, à la chaleur du radiateur, je l'observe, qui se dessine dans le vent, bleu glacé, et qui m'en veut un peu, de ne plus aller la voir aussi souvent qu'avant, sur mon vélo. Et pourtant, j'aime ses routes, j'y ai voltigé si souvent j'y ai sué si souvent, j'y ai galéré si souvent. J'y ai fait mes premiers pas de cycliste ; j'y ai eu mes peines de cycliste ; mes rages de cycliste ; mes espoirs. A son regard je sens bien qu'elle m'en veut un peu.

« - Et alors, que ne viens-tu plus me voir ?

- Mais j'ai froid, moi.

- Comment ça tu as froid ?

- Je veux dire… il fait froid chez toi… tes routes sont gelées en ces temps.

- Te moquerais-tu de moi ? Le froid ici te fait frémir à présent, toi le valeureux, toi le fier d'entre les fiers ? Mais que me dis-tu ? Que redoutes-tu, d'avoir froid ou de faillir ?

- Comment ça, faillir ?

- Craquer, flancher, reculer, dévisser, lâcher les pédales !

- Quoi, moi ?

- Oui, toi, toi qui crains de prendre les routes sur mes flancs, toi qui crains de baisser pavillon ! C'est bien la première fois que mes côtes te font trembler : as-tu peur de ma misérable côte de Saint-Antonin ? Est-ce mon col des Portes qui t'intimide ?

- Quoi ? Saint-Antonin ! Je suçais encore mon pouce quand je la bravais ! Le col des Portes ! Jamais je n'ai baissé les yeux… J'ai pour ces noms que tu dis tout le respect qui leur est dû, mais rappelle-toi qu'ils me respectent autant que je les respecte.

- Ce fut vrai : mais crois-tu qu'ils soient heureux que tu renonces à présent à les visiter ? Tu venais si souvent… Et tu me parles d'avoir froid ! Que me caches-tu ?

- Je ne te cache rien ! Le temps n'est pas propice…

- Tu t'embourgeoises… Qu'y a-t-il ? Tu crois n'avoir plus rien à prouver, c'est ça ? Tu te tromperais, alors. Un cycliste n'a rien à prouver à personne, sache cela ; c'est à toi-même que tu dois cette chose suprême : la satisfaction de gagner sur toi. Et cela, ce n'est jamais définitivement acquis : cette sensation qui enfle parfois en toi, sur la pente d'un Ventoux ou d'un Galibier, au sommet d'un Tourmalet, cette sensation est une chose éphémère, qui passe très vite, et qui a besoin de revivre chaque fois d'une manière nouvelle. Tu l'as connue, cette sensation, n'est-ce pas ?

- Oui, je l'ai connue.

- Et tu l'as aimée, n'est-ce pas ?

- Si je l'ai aimée ! Ce fut une volupté unique et infinie. Si le bonheur existe, alors il y ressemble.

- Et te contenterais-tu de l'avoir vécue ? Ne crois-tu pas que ce bonheur, tu as cette chance de pouvoir le revivre encore et encore, tant que la flamme du vélo flambera dans ton cœur ? A moins que cette flamme…

- Non ! Cette flamme, je l'ai ! Elle brûle, là, je la sens, ou plutôt, je ne la sens plus, tant je suis accoutumé à sa chaleur… Vois, les larmes me viennent…

- Alors, que crains-tu d'avoir froid ! Je t'ai vu braver des montagnes qui sont mes plus grandes maîtresses, je t'ai vu  souffrir des dizaines d'heures sans jamais lâcher la pédale, je t'ai vu sous la pluie, sous le plomb, dans le vent, dans la nuit, et tu me parles d'avoir froid, toi que j'ai vu au désespoir sans jamais abdiquer ? Je me rappelle t'avoir vu pleurer sur ton vélo, t'avoir vu rire, t'avoir entendu chanter. Et quand la vie te malmenait, et quand tu avais mal dans ton cœur, et quand la médecine te l'interdisait, tu le prenais, ton vélo, et tu venais me voir, bon sang !

- C'est vrai, je fus triste et je m'en allai pédaler. Mais parfois aussi je suis triste et je ne veux pas pédaler.

- Serais-tu triste, alors ?

- Non…

- Tu as une souffrance ?

- Non…

- La seule souffrance qui puisse te pousser à renoncer au coup de pédale, c'est une souffrance cycliste : doutes-tu de toi ?

- Non…

- Tu aurais aimé être un champion, c'est cela ?

- Bah ! Qui n'a pas eu ces fantasmes ?

- Mais toi tu les gardes trop à l'esprit ?

- Et alors quoi ? Je ne suis pas un virtuose. J'ai beaucoup souffert sur mon vélo, j'en ai eu des défis, j'ai eu du courage, ça oui… Mais en définitive, je ne suis pas très capable d'exploit, n'est-ce pas ?

- Ma foi, moi j'aime bien quand tu viens me voir, et que tu montes mon col des Portes ; tu es bien joli, alors.

- Mais je ne suis pas un champion.

- Félicite-toi des efforts que tu as accomplis en pensant à tes Gaul et tes Anquetil.

- Ces noms que tu dis sont tellement inaccessibles.

- Eh bien ! Encore heureux ! Que voudrais-tu, que chacun puisse faire autant qu'ils ont fait ? Non, tu ne me dis pas quelle est ta souffrance véritable.

- Je me suis surestimé. J'ai cru que le courage me ferait champion.

- Et tu l'es : tu es mon champion ; tu es ton champion.

- J'ai peur de mourir, Sainte-Victoire.

- Que me dis-tu là ? Oh ! Mon bel athlète, tu me parles enfin avec ton cœur !

- Je te parle avec mon cœur, et je te parle de mon cœur. Tu sais que je n'ai pas le doit de me faire violence, mon cœur en pâtirait. Mais moi, j'ai besoin de cela, sans quoi la sensation si chère à soi dont tu me parlais tantôt, cette sensation de satisfaction, comment pourrais-je l'avoir de nouveau ? Je voudrais faire des exploits, avoir le courage de grandes choses, ce courage, même, je l'ai, mais on m'en défend.

- Je vois… Je vois… Et que penses-tu vraiment, toi, de tout cela ?

- Si j'osais ! Je trouve que je ne suis pas un beau champion, d'être incapable de grand effort.

- La faute n'est pas sur toi.

- Oui, on dira ce qu'on voudra, que c'est la nature qui a mal fait les choses, mais ce cœur faible, c'est bien moi qui l'ai.

- Eh bien ! Que disais-je tantôt : félicite-toi du courage que tu as eu jusqu'ici. Tu as fait fi de ce malheur, et tu as fait de belles choses…

- Par inconscience ! Par orgueil !

- Par courage… Et tu continueras d'être fort. Mais avant toute chose, ne me parle pas de froid : qu'il fasse froid ou chaud, qu'il pleuve ou qu'il neige, je sais que cela n'a pas d'importance pour toi. Car toi, tu es un champion. Rappelle-toi : sois un champion pour toi. Je sais que bientôt je te reverrai sur mes flancs.

- Crois-tu ?

- Oui, et tu seras prudent. Songe à ton vélo. Il doit avoir froid, lui, seul au garage.

- Il n'est pas seul, ils sont quatre.

- Ils ont besoin de toi. Et rappelle-toi : sois un champion pour toi. »


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