Ullrich, Fignon et moi

Le 2 décembre 1973, sous le ciel d'ambre de Rostock résonnait un cri d'enfant naissant. Le vent s'engouffrait sous le porche à côté d'un vieux temple tombé en désuétude, et sifflait sous les fenêtres. Israël venait de perdre son créateur, David Ben Gourion, et l'hiver hésitait à venir plus tôt que prévu. Ou peut-être qu'il était déjà là ; ou qu'il n'hésitait pas du tout ; mais il faut bien que j'écrive. Et ce gamin-là criait à la chaleur de sa mère qu'il faisait son entrée fracassante dans le monde. Et je serai célèbre. Et je gagnerai le Tour de France. Il y a trente ans, Jan Ullrich entrait dans l'aventure humaine.

Trente années plus tard, le grand garçon a un peu de peine à nous montrer qu'il a vraiment mûri, mais on ne parle plus de la même chose. Le gaillard a eu le temps de se faire un nom, de devenir célèbre, de gagner le Tour de France, et d'avoir de mauvais moments aussi. Il nous laisse un peu perplexes parfois, comme en cette fin d'année, comme l'an dernier, comme avant, comme toujours, et comme après ; mais je l'aime bien et puis c'est tout.

Et il y a trente ans, que faisais-je, moi ? Je n'étais pas même envisagé de mes parents ; j'aurais pu être sur le point d'arriver, moi aussi, mais mon frère m'a grillé la politesse. D'accord, mais la différence fondamentale qui séparait ce frère de futur chroniqueur (vous permettez ?) de ce futur champion, c'est tout de même le {bloc} de naissance : notre petit Jan venait d'éclore en pleine Allemagne de l'Est, au cœur de la claustration de la RDA. Alors, je vous demanderais, qu'est-ce qu'il faisait Ullrich dix ans plus tard ? Oui, ce jour où, sous le ciel clair qui plombait l'air, se mit à résonner un cri d'enfant naissant. Permettez donc ce petit accès de narcissisme et de mégalomanie de la part d'un pauvre chroniqueur sportif : à cet instant précis où j'entrais à mon tour dans l'aventure humaine, Jan Ullrich, lui, faisait le tour du triste pâté de maisons sur son vélo gris, en rêvant au maillot flavescent qu'il avait entraperçu sur les épaules d'un Français à la télévision, un homme à lunettes qu'on appelait Laurent Fignon.

Je demande l'autorisation de passer sur dix ans de vie ; le lecteur se fera une idée du chemin parcouru. Je ne faisais pas vraiment le tour du pâté de maisons (mon frère non plus je vous ferais remarquer), mais Jan Ullrich, lui, devenait Champion du monde amateur à Oslo. Et Laurent Fignon, quant à lui, sortait du cyclisme professionnel, en même temps que Stephen Roche. Moi, je m'en souviens comme si c'était hier, oui mais seulement, c'était quand même il y a dix ans, et je me vois déjà dans dix ans, me rappelant cet instant où j'écris cet article avec ma misérable et pathétique nostalgie, effaré par l'allure du temps. C'était il y a dix ans, et depuis, Ullrich a gagné son Tour et il tarde à gagner le suivant.

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