Sprint avec un mirage

Sans aucun arrêt, je poussais ma course jusqu'aux campagnes, et loin devant moi, dans le ciel blanc, se dressaient les humbles montagnes, où ma furieuse jeunesse avait fait ses premiers pas et donné ses premiers coups de pédales. La douceur du vent m'était propice, et j'allais. Plongé dans la sainte solitude, je dévorais la route à toute allure, sans déranger personne des campagnoles et des mésanges, qui savaient par cœur ma délicieuse souffrance cycliste.

Il y eut dans l'air un silence prolongé.

Un éclair se planta dans ma vue.

Quelle furie trompeuse aveuglait ma raison ? Un mirage glissait à côté de moi, et je voulus l'arracher de mes yeux, tant il était beau. Insupportable beauté ! Sans bruit ni heurt, le mirage fut bientôt devant moi sur la route. Il y avait là deux longues tiges qui tournoyaient avec allégresse dans le vent, et le mouvement perpétuel me fut tout à coup évident. L'une se tendait, l'autre fléchissait, puis inversement, et la fluide alternance se poursuivait somptueusement dans une régularité vertigineuse. L'idée d'harmonie se révélait à moi. Sur chacune d'elles, un mollet imberbe et saillant libérait la puissance facile qui autorisait ce mouvement de merveille. Les deux tiges se joignaient sur une selle noire, d'où jaillaissait un buste imperturbable qui faisait le dos rond au ciel. Une tête, prolongement parfait du buste, plongeait vers la potence du guidon. Une faible poussée du visage vers le bas, et le nez l'eût touchée. Les bras, à demi fléchis, retombaient en bas du guidon. Les mains maintenaient le bélier fermement et sans vaciller. Et le cycliste filait.

Je fus terrifié par cette classe insolente. Les pins firent une haie d'honneur à son passage. Campagnoles et mésanges retinrent leur souffle. L'énormité de mes imperfections me fut trop claire. Je me mis à détester le mouvement de mes jambes, à mépriser mon pauvre maintien. J'entendis tout le vacarme de ma course : le vent qui entrait dans mon maillot, mon cœur qui battait fort, ma bouche qui soufflait beaucoup. Et ce silence de l'homme, devant moi, qui avançait sur un coussin d'air. Mais que dis-je, de l'homme ? Non pas un homme, plutôt un garçon. Que dis-je encore ? Les mots n'ont plus ici leur sens. Je voudrais conserver mon mot de mirage, car c'est le seul qui peut vraiment seoir à cette apparition.

Il se produisit en moi comme un soulèvement des organes, une levée du cœur, une gonflée des poumons, une sorte de révolte de ce que je pourrais appeler mon intériorité. Un chatouillement parcourut mes cuisses. Il y avait dans mon ventre comme le tambour tournant d'une lessiveuse. Mes mains serrèrent le guidon plus fermement que jamais. J'observai le mouvement de mes jambes, et je me mis en peine de corriger cette horrible ondulation. Ce talon qui déviait à gauche, ce genou qui dansait le swing, cette saccade abominable de l'ensemble, je n'en voulais plus. Mon nez s'approcha de la potence. Et je fis le dos rond. Je n'avais plus qu'à ronronner.

C'est alors que le mirage m'adressa un regard, comme si mon effort nouveau m'avait rangé dans une catégorie supérieure et noble, digne de recevoir ses regards. L'œil brillant mais tendrement guerrier sourit au mien. Il y eut dans cet échange de regards une franche poignée de mains, la plus complice que j'aie jamais donnée. Nous nous saluâmes avec distinction. Ceci étant fait, dans les règles de l'art, nous fîmes au même instant un petit mouvement de l'arrière qui nous fit légèrement décoller de nos selles. Nos mains prirent un puissant appui sur les cornes du bélier, qu'il fallait désormais gouverner à la manière d'un général romain. Je sentis que mes jambes appuyèrent un peu plus fort sur les pédales, puis encore un peu plus, d'abord par à-coups, puis dans un vertige parfaitement fluide. Mes cuisses gonflées déchargeaient à chaque pédalée toute l'énergie que mon corps contenait. Le pied arrivé en bas du pédalier revenait aussitôt en haut, sans que l'œil pût en apercevoir le mouvement. A côté, le mirage faisait de même, accélérant toujours, les fesses en haut, le corps tout entier au service de cet effort, le poids intégral s'abattant avec une virulence indescriptible sur chacune des pédales. Je perçus dans ce déchaînement d'énergie la rigidité effarante des muscles de mes bras.

Le sprint fut interminable et sans merci ! Bientôt nos deux corps en furie furent sur le point de se toucher des épaules, et il y avait dans ce duel une sensualité insoupçonnable et terrifiante, une sensualité de l'adversité, de l'effort et de l'admiration. Je pris la mesure, subjugué et stupéfait, en plein déploiement d'énergie, de la dose d'érotisme que contient pareil événement sportif, qui oppose deux hommes à forces égales dans un mano à mano inextricable. La confusion des sensations m'aurait pétrifié. Je découvrais un désir d'une nouvelle sorte, le désir que cette situation durât toujours, en même temps que j'en désirais l'aboutissement pour le plaisir extrême qu'il promettait. Lorsque le duel fut porté à son paroxysme, il se produisit une sensationnelle explosion quelque part au fond de mon être. A la vue d'une ligne imaginaire, nous entrâmes en éruption. Notre vitesse supersonique nous y porta en une fraction de seconde. Je tendis les bras dans un mouvement prodigieusement énergique pour pousser le guidon de toute ma vitesse et de tout mon poids, et pour permettre, dans leur plus solide appui, à mes jambes d'abattre leurs dernières forces vitales dans une poussée formidable, sous l'injonction de mes reins, qui produisirent pour cela le plus violent effort de ma vie.

Le souffle coupé. Le cœur en fanfare. Mes jambes falgeolaient ! Mais qui avait gagné ? Je me retournai. Je balayai la plaine du regard. Un campagnole fila dans les champs. Une mésange sautillait sur la route. J'éclatait de rire ; je n'avais que cela à faire : au milieu de ma campagne, le mirage évanoui, j'étais à nouveau, et comme je l'avais toujours été, parfaitement seul.

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