La résurrection de Jan Janssen

Le sanglot de la source résonnait jusqu'à moi. J'entendais les fontaines de Gréoux qui gémissaient au loin, la voûte céleste qui grondait au-dessus de la verrière. Tout autour de moi, Moustiers-Sainte-Marie frissonnait, et je prenais la pleine mesure du privilège que j'avais. Au coin de la véranda du Relais, sur le pont de Moustiers, je m'assoupissais au suave susurrement de la cascade, en observant les vingt vélos appuyés sur les rambardes, d'un groupe de cyclistes anglais de passage, quand une parole tomba dans mon oreille, ourlée d'un accent mélodieux et gracieux. C'était la table voisine qui s'intéressait à moi. Ce couple était tout ce qu'il y avait de plus gentil. Et parfaitement néerlandais ; en dépit de l'accent, pensai-je en rustre !

La conversation à cheval sur nos deux tables ne s'entrecoupait qu'au passage des serveurs, qui, bientôt, n'osèrent plus emprunter cette voie. Cet homme des Pays-Bas s'inquiétait des grèves en masse dont le pays s'enflait, typiquement françaises, phénomène invraisemblable et terrifiant pour des cultures peu accoutumées à ce droit social étrange. On parla littérature. Quel bonheur que la poésie française, entendais-je ! Quel bonheur que ce genre de compliments, pour un amoureux de la littérature francophone. Et puis on roula sur le vélo. Votre Jalabert ! Quel dommage qu'il {ait retraité}, n'est-ce pas ? J'en profite pour parfaire ma prononciation de ces patronymes assez insupportables pour l'âme naïve : Joop Zoetemelk qu'on prononce yop zouteumelk ; Boogerd qu'on prononce bogueurt ou boReurt selon les lieux ; et puis Janssen ! J'apprends que la première syllabe est longue, et que… Mais non, cela je ne peux pas l'admettre… L'homme prend un air chagriné : comment, vous ne savez pas ? me dit-il.

Je le vois qui s'exprime dans sa langue auprès de sa femme, qui blêmit. Elle traduit, avec délicatesse : « Mon mari me dit qu'il a entendu à la radio que ce coureur est mort ». Je m'exclame, je m'insurge. Jan Janssen ! Je chancelle, je divague. Je me le fais répéter, pour chercher mon erreur d'interprétation, mais le résultat demeure le même. Mon isolement d'une semaine m'avait privé de cette information tragique, et il n'y a pas de mot pour rendre compte de mon désarroi. Désormais, j'associerais pour toujours le visage de ces charmants inconnus à la disparition de ce gaillard à lunettes, vainqueur éternel du Tour 1968. Ma fin de dîner fut épouvantable. Mes amis éphémères me donnèrent un salut cordial, et plus jamais je ne les rencontrerai.

J'ignore la nature de l'erreur qui s'est glissée dans le mécanisme, et à quel endroit elle s'est glissée, mais ma surprise fut à son comble lorsque je me rendis quelques jours plus tard à l'évidence suivante : Jan Janssen n'avait jamais quitté ce monde. Je n'en voulus pas à ces compagnons de dîner, mais j'avoue qu'ils sont à l'origine d'un sentiment d'inconfort au fond de moi ; comment l'expliquerai-je ? J'avais eu plusieurs jours pour m'accoutumer à cet état de fait imaginaire : Janssen n'était plus. Mon fonctionnement cérébral avait insidieusement tout mis en œuvre pour que cette information soit digérée, et rangée dans les faits acquis de l'histoire. Et voilà que Janssen nous revenait ! Mais Dieu merci, oui, oui, mais je vous assure que je ne peux plus me départir de cette impression saugrenue selon laquelle il y aurait deux Jan Janssen, un mort, un ressuscité. Quelques jours plus tard, j'appris la disparition, bien vraie cette fois, de Rik Van Steenbergen.

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