Pour l'amour de Jacques - Sophie Anquetil

La presse s'est emparée avec plus ou moins de précautions de cette affaire improbable ; sans pouvoir en faire un scandale toutefois. Car le livre de Sophie Anquetil, qui semble s'inscrire dans une tendance très actuelle, la révélation des secrets de famille et d'enfance- avec en même temps les livres de Franz-Olivier Gisbert et de Benjamin Castaldi qui illustrent cette «mode» - ce livre, donc, n'a aucunement pour vocation de régler des comptes. Et pourtant, en voilà une, de Diable d'histoire, qu'elle dévoile !

« J'ai été une petite fille qui a eu deux mamans. L'une de mes mamans était la fille de l'autre, et mes deux mamans étaient en même temps, et pendant presque quinze ans, sous le même toit l'une et l'autre, la femme double de mon bigame de papa. » Voilà bien qui en promet, des tourbillonnements de cervelle ! On l'a compris, le papa, c'est Jacques Anquetil, mythe à part entière du cyclisme, premier vainqueur de cinq Tours de France, spécialiste universel de l'exercice contre la montre (neuf Grand Prix des Nations !), aristo du vélo, vrai modeste et faux hautain.

Même le plus farfelu des romanciers n'aurait pas osé… Cette histoire n'a rien de fictif, elle est authentique : Jeanine, épouse charismatique d'Anquetil, la femme la plus connue du cyclisme masculin, ne pouvant plus avoir d'enfants depuis son premier mariage avec un médecin, offre sa propre fille, avec son parfait consentement, à son mari ; Sophie Anquetil est le fruit de cette union. Et pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Annie, la fille de Jeanine, qui a grandi avec son beau-père de Jacques, s'éprend de lui. Et pour la suite, qui n'est pas mal non plus, il faudra lire le bouquin, mes ami(e)s !

On l'a dit, ce n'est pas un règlement de comptes : cette histoire « d'amour », c'est « un plaisir de la raconter ». Ne vous attendez pas à découvrir un monstre sous l'habit du héros : Anquetil demeure ce formidable et divin Monsieur pour ceux qui ont eu à son égard l'admiration que forçait ce caractère et unique et éminemment appréciable. Ce Génie du cyclisme, on nous le restitue ici dans sa sublime et majestueuse humanité.

Chapitres 1 et 2

Mon père, ce sultan

Sophie Anquetil vient ici parler avant que des mal-intentionnés ne percent le secret à sa place. « De quel droit ? » Mais les choses sont claires : aucune amerture. C'est une histoire d'amour avant tout, dont le héros est Jacques Anquetil. Ce Jacques Anquetil adoré et haï par une France partagée entre Poulidor et lui. Ce Jacaques Anquetil dont le pouvoir de séduction sur les êtres est apparemment d'une nature insolite. Ce sultan adorable, dont les regards sont des ordres, et dont l'amour est inconditionnel.

Avec une histoire de famille aussi complexe, il fallait bien faire un petit retour en arrière ! La généalogie n'a jamais fait de mal… Petit-fils d'un enfant de la guerre franco-prussienne, Anquetil a du sang de soldat allemand dans les veines. Lui est enfant de la terre, une terre dont il est passionné ; ce rapport fondamental à la nature, le monde ne le perçoit pas forcément dans son immense dimension : la terre est une part de lui. Et qui parle de ses organes ? Anquetil garde pour lui ce besoin vital qu'est le dialogue silencieux et solitaire avec la nature, les étoiles. Cet astronome amateur, qui parle aux sangliers, a déjà, adolescent, le tempérament qui fera de lui le héros controversé d'une France gaulliste qui avait besoin de lui. Prévoyant, clairvoyant, surdoué en quelque sorte, il planifie, il réalise tout le travail, et « pas un gramme de plus », de sorte qu'il n'a plus qu'à se laisser porter par les vents et le peloton. Pour autant, manque-t-il de panache ? Son talent en toutes choses ne l'autorise pas à ne pas le cultiver. Il l'exploite de manière judicieuse, voilà tout. Mais le Normand n'a pas la culture de l'effort gratuit : le travail sert la vie, la gratuité est vaine ; à quoi bon s'épuiser comme les copains sur les bicyclettes ? Les héros de la pédale ne sont alors pas les siens. Jacques n'a pas la science du vélo infuse… Le génie pourtant, il l'a, mais il lui faut le déclic… Et bientôt, il assiste une course…

Chapitre 3

Plus jamais de vélo

Combien de kilomètres font encore les champions après leurs carrières ? On se demande parfois s'ils continuent de pédaler, et quelle sorte de plaisir ils peuvent tirer de l'aventure cycliste. Savent-ils seulement prendre leur temps ? Demeurent-ils des bêtes invincibles jusque pour le plus médiocre des amateurs ? Jacques Anquetil, lui, a réglé la question : le chapitre 3 de Pour l'amour de Jacques nous rapporte que le maître n'a touché que 3 fois un vélo après sa retraite. Voilà qui paraît invraisemblable, effarant, venant d'un homme qui a gagné cinq Tours de France.

Pourtant, comme sa fille nous le raconte, sans grande surprise d'ailleurs, c'est un garçon pas très convaincu qui se met au vélo à l'adolescence, parce que tous ses copains pédalaient. Peu enclin à l'effort physique, Jacques n'aime pas la gratuité du travail et ne reconnaît que ce qui est concrètement utile : à quoi bon pédaler si ce n'est pour revenir plus vite travailler ? L'effort pour l'effort est vain. Aussi, ce chambreur irréductible se moque allègrement des copains jusqu'au jour où il les imite.

Jacques n'affectionnait pas spécialement la bicyclette ; la culture du vélo lui est, au fondement, étrangère. C'est cet engin, cependant, qui lui permettra, au vu de son aisance, de gagner sa vie. Autrement, pas question de s'escrimer sur un vélo. Ce qu'il apprécie, c'est ce qui est autour : stratégies, ambiance, les copains… Mais l'effort, il l'aura détesté, cette chose qu'il aura peut-être mieux connue que tous, qu'il aura cultivée, exploitée jusqu'au bout, poussée à l'extrême.

La dope ? Bien sûr, Jacques n'aime pas ça-nous dira-t-on qu'il adore ? Mais la grosse artillerie, ça ruine une carrière, alors, on ne touche qu'à la légère, qui n'est qu'un soutien physiologique et psychologique. Plausible-mais l'intention littéraire ressemble ici beaucoup trop à une tentative de réhabilitation. Bah ! d'ailleurs, nul besoin de réhabilitaion. On sait qu'Anquetil n'a pas menti sur ce point. En revanche, l'après-vélo est émouvant : ce champion qui laisse les vélos au grenier, et qui meurt d'orgueil face à des amateurs le jour où il remonte en selle…

Chapitre 4

De la bouche du champion...

Jacques Anquetil se met en selle en 1948 à 14 ans ; cinq ans plus tard il pose sa suprématie sur le premier de ses neuf Grands Prix des Nations, avant de devenir le quintuple vainqueur du Tour quelques années plus tard : l'histoire du cyclisme connaît bien le tempérament aritocratique et controversé du champion, et s'est souvent figuré, à tort, un sportif hautain. Sophie Anquetil confirme que l'on a pris pour de la froideur ce qui était l'expression de son respect. Anquetil n'avait pas la victoire hystérique. Mais l'apparente imperméabilité de Jacques aux sifflets, aux applaudissements et à l'effort nous a voilé la manière que ce champion hors normes a eu de vivre sa carrière, de ressentir ses victoires et ses échecs.

Le chapitre 4 de Pour l'amour de Jacques a ce mérite de vouloir satisfaire à ce désir d'auscultation du champion. Qu'y avait-il sous cette façade ? Etre à la une des journaux à seulement 19 ans n'a rien d'anodin. Le problème est que, s'il confie volontiers ses impressions de course-et là, quel dommage, on aurait attendu quelques mots sur les efforts livrés pour gagner-Anquetil est toutefois moins bavard lorsqu'il sagit d'évoquer cette notoriété sensationnelle. Il refuse de reconnaître cet inconvénient, qu'un demi-dieu est mortel. C'est admettre qu'il appréciait ce statut. Cependant, il savait garder la tête froide, jamais ébloui par lui-même, simplement fier, attentif à gagner, pour continuer de renflouer son compte en banque.

« Je voulais en savoir plus, de sa propre bouche, sur ce qu'il avait éprouvé en étant un grand champion ». La perspective est, d'un point de vue de la recherche historique si l'on peut se permettre, enthousiasmante. On restera un peu sur notre faim. Ce qu'on y apprend est généralement déjà distillé dans les commentaires abondants sur la question anquetilienne : le texte est destiné, soit à un public passionné qui cherche simplement à se replonger dans l'atmosphère anquetilesque, soit à un public non-averti qui se contentera largement de ce survol. Ce lecteur se familiarise avec celui qui fut un champion haï-aimé, le numéro un mondial « pendant dix-sept ans » (!) : on pardonnera cet élan filial plein de fougue ; même si Merckx ou Gimondi étaient déjà passés par là, on reconnaîtra avec plaisir qu'un Anquetil garde son titre de chef jusqu'au bout. Va pour les 17 ans !

Chapitre 5

Et Jeanine arrive...

Le champion Anquetil, du haut d'une jeunesse géniale et imperturbable, s'impose bientôt dans le 1er Tour de France auquel il participe. Chose étrange, il n'a pas le succès très expressif, se contente à peine d'un geste timide de la main pour signaler ses victoires. Le verbe posé, l'œil impassible, ce frêle prodige semble regarder de haut ce qui l'entoure. Toute sa carrière sera marquée par cette apparence de mépris et de dédain, source d'un malentendu effroyable qui a prononcé le divorce entre le public et lui, un public qui le siffle à l'arrivée du Tour 1961. Mais Anquetil encaisse en silence, et reçoit les coups où la pudeur, la modestie et la timidité prennent toute la place, là où il n'y a aucune trace de dédain.

L'arrivée de Poupou est, paradoxalement, presque une aubaine : le chouchou du public est condamné à la 2e place, pour entretenir malgré lui l'adorable mythe de l'éternel second. Il contente ainsi la volonté adulatrice du public et la volonté dictatoriale de Jacques, qui n'en attend pas moins.

Mais entretemps, Anquetil s'est trouvé un médecin remarquable qu'il admire infiniment, le docteur C., mari de l'inénarrable Jeanine, qui deviendra par suite la femme la plus célèbre du cyclisme masculin. Jacques tombe raide amoureux de la femme de son ami docteur, laquelle n'est d'abord pas très intéressée par ce « timide rigide de la cambrousse normande ». Mais le temps passe, et Jeanine tombe sous le charme. Jacques plaît aux enfants… L'adultère qui survient, les mensonges, l'amour clandestin, le mari naïf, voilà tous les ingrédients d'une histoire sentimentale rocambolesque digne de ce nom.

Le docteur C. est peut-être le grand malheureux de cette histoire, du livre du moins. Bientôt, Jeanine lui divorcés, puis Jeanine et Jacques mariés, ses enfants le quittent pour rejoindre le couple infernal. Alain et Annie admirent Jacques, et le docteur C. n'aura plus jamais de contact avec Jeanine ou son rival, mais les nouvelles, bien sûr, lui viendront par la radio et les journaux : Anquetil est une vedette nationale.

On appréciera dans ce chapitre l'image insolite d'Anquetil retraité que sa fille oblige à courir après Poulidor pour un autographe. Voilà en tout cas qui distrait de l'histoire somme toute un peu amère qui est à l'origine de la famille Anquetil. Une histoire comme il en existe dans beaucoup de foyers. Peut-être une explication à la défaite d'Anquetil dans le Tour 1958?

Chapitre 6

Jeanine, l'homme de l'équipe...

Le cyclisme est un sport d'hommes, n'en déplaise à Jeannie Longo ! Plus sérieusement, si le vélo des années 50 est fermé à ces dames qui regardent de loin leurs champions de maris, le cours des choses n'en va pas de même quand on s'appelle Anquetil. Le prodige cycliste ne peut se passer de sa charismatique épouse, qui fait office de conseillère, de confidente, de conductrice, d'infirmière… Bref, Jeanine Anquetil devient l'impresario de Jacques et l'équipe accepte cette présence, non seulement inhabituelle, mais en plus bientôt indispensable. La vie de l'équipe, bien vite, ne se conçoit plus sans Jeanine qui étend son rôle d'impresario aux collègues de Jacques, se chargeant elle-même de recueillir les primes des équipiers. L'entreprise Anquetil est née !

On sait la place qu'occupe Jeanine dans la carrière sportive du Normand ; elle sait bien où toucher son orgueil pour décupler ses forces. Elle le suit partout, s'occupe de ses entraînements… mais ne se mêle jamais des stratégies d'équipe. Toutefois, sans Jeanine, pas de motivation. Raphael Géminiani ne peut imaginer convaincre Anquetil de réaliser le pari invraisemblable, en 1965, d'enchaîner Dauphiné et Bordeaux-Paris (en les gagnant bien sûr) sans une préparation habile de Jeanine ! D'ailleurs, l'arrivée de Gem dans la carrière du champion est fondamentale. Ce duo explosif a tout pour réussir : les deux hommes ont d'abord été rivaux lorsque Gem était encore cycliste. Celui-ci ne sait pas dire les choses à moitié, il a le goût de l'insensé. Jacques a un orgueil démesuré : parfait.

Anquetil orgueilleux et bon mangeur ? Ici, c'est le mythe qui est un peu revisité. Anquetil ne picolait pas à tire-larigot et ne mangeait pas des moules à la crème le soir du Tourmalet… Mais gros mangeur, s'il l'était, ce n'était que de produits sains. Ah, ça pour manger, il mange, pour huit. Les repas sont des grands moments de la vie, surtout la saison cycliste terminée ; il redoute même es invitations, car il craint de ne pas manger à sa faim. Il a besoin de plats nombreux. Mais n'imaginez pas sauces sur sauces, et les bouteilles de pinard vides.

Rien de très nouveau dans ce chapitre, mais l'ambiance jeaninesque y est : l'arrivée de Jeanine dans le cyclisme anquetilien est absolument unique en son genre et fondamentale.

Chapitres 7 et 8

Généreux patron...

Le livre de Sophie Anquetil n'est pas une étude historique, non plus qu'un règlement de comptes. Il ne dévoile pas un malheur, ni ne met au jour des souffrances d'enfance. Il n'est pas exhibitionniste, reconnaissons-lui ce mérite. Il n'expose pas, en effet, comme les morues sur l'étal, les détails les plus intimistes de la vie privée de Jacques Anquetil, et se contente de dire en quoi consiste le secret. En conséquence, le livre avait l'obligation littéraire, pour meubler un peu, de donner sa part à la vie publique du champion. Et c'est ici qu'on pourra déplorer qu'il ne satisfasse pas vraiment le désir que l'on aurait d'une approche un peu fouillée de cet aspect. La vie publique, la carrière cycliste aperçues de l'angle privé, non pas pour démythifier, mais pour mieux restituer le champion dans son image authentique, voilà qui aurait été appréciable pour les amateurs de l'histoire cycliste. Les coulisses du cyclisme.

A cela un obstacle de taille : Sophie Anquetil n'a pas connu la carrière de son père. Par conséquent, les premiers chapitres n'apportent rien de fondamentalement nouveau et inattendu. Son plaisir est de reconstituer une ambiance, celle que le couple Jacques-Jeanine ont initiée. Il est vrai aussi que le livre est destiné au grand public, et donc à des non-initiés.

C'est donc au chapitre 7, après que les fondations ont été posées, avec la présentation globale du champion normand, que le secret du clan Anquetil est réellement abordé, secret percé dès la préface. Il ne nous appartient pas de nous étendre sur cette question. Voilà une affaire familiale pour le moins originale, qui vient troubler une sorte de tabou qui règne sur ce type de situations. Mais Sophie insiste sur ce point : son histoire n'est que pleine d'amour. C'est en effet un clan Anquetil noué et complice qui nous est présenté, et qui prend collectivement la décision improbable de faire donner à Jacques un enfant par la fille de son épouse.

Anquetil, suzerain généreux dont les désirs sont naturellement des règles. Patron sans ordre, le champion jouit d'une autorité patriarcale absolument admise par tous. Le charisme du sultan est à la hauteur de sa générosité et de sa gentillesse. Il se comporte en papa-gateau avec les enfants de sa femme. S'il cultive les valeurs bourgeoises, il évite pourtant la bourgeoisie. C'est simplement que maître Jacques est aristo d'esprit.


 

 

Pour l'amour de Jacques

Auteur : Sophie Anquetil

Editeur : Grasset

Parution : 2004



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