Mes débuts dans le dopage (10)

Sans commentaire. Pour et avec Charly.

Fuir le monde

«… sur son ballon rouge, fait bondir le soleil d'été. C'est si bon de ne pas penser. Calor, que calor la vida…» Charly et moi, nous sommes épaule contre épaule, chacun un écouteur dans une oreille. C'est lui qui traîne toujours avec lui ce disque de Marie Laforêt, qu'il a trouvé chez moi. La salle d'attente est presque vide, nous sommes venus à la première heure. C'est la première fois qu'il accepte une suggestion de ma part : venir chez un docteur de mon choix. Depuis des heures, son nez saigne. Une angoisse confuse lui a interdit d'aller aux urgences. C'est son côté parano, il pensait que les infirmiers allaient le retenir, l'enchaîner, le livrer à la police, ou je ne sais trop quoi. Il n'a pas dormi. Il s'endort presque sur mon épaule.

Il faut dire qu'il n'est que moyennement confiant. Il me soupçonne d'avoir préalablement téléphoné au médecin pour le prévenir que je lui conduirais un toxicomane. « Tu sais, il n'est pas bête, il va s'en rendre compte, c'est son métier. Il ne va pas appeler la police. Et puis il faudra bien que tu lui dises ». Son treillis était couvert de taches de sang. Son polo gris avait une longue traînée rouge. Tu crois qu'il y a un rapport? Là, ça voulait dire : un rapport avec la dope. J'en étais à peu près convaincu, ça faisait trois jours qu'il se grillait les méninges à grandes doses peu catholiques. {Je supporte pas le goût du sang ; j'en ai plein au fond de la gorge}. Je fermai les yeux, je ne répondais plus ; pétri d'inquiétude devant un avenir que je sentais de moins en moins certain, sur lequel j'avais une prise de plus en plus restreinte, Charly m'échappait. Et dans l'oreillette, Marie Laforêt : « … mais cesse de jouer avec ton pistolet… J'ai de la douceur chaque fois qu'il faut, mais prends bien garde à toi… »

Il n'y avait plus qu'un seul patient avant Charly. Il suivit le docteur ; je sentis bien que Charly appréhendait la visite. Je perçus une crispation. Plus que quelques minutes le séparaient de ce grand instant d'inquisition, il redoutait le médecin. Il eut des tremblements de la lèvre. Je feignis de ne rien voir ; je simulai un calme olympien que j'aurais voulu lui transmettre. J'avais le sentiment que cette visite chez le docteur était un premier grand pas, peut-être une ouverture, inespérée. Cela ne pouvait pas se rater. Et pourtant, je sentais que tout m'échappait. Je veux pas, Raph, je veux pas… «Mais si, ne t'inquiète pas. Tout va bien ». Je ne devais pas être très convaincant. J'essayais d'être absolument naturel. Il s'apprêta à se lever, mit la main sur son sac à dos. J'empoignai son bras, avec vigueur. « Non, reste, y a aucun souci ». J'ai peur, je veux pas. Son regard était traversé par l'angoisse. J'avais en face de moi un gamin terrifié. « On ira ensemble, je resterai avec toi, si tu veux. N'aie pas peur ».

Il s'est rassis convenablement. « Voilà, calme-toi. » Pour montrer l'exemple, je me remis au fond du siège, les jambes étendues, la tête contre le mur, les yeux clos, et Marie Laforêt : «… Et depuis j'ai vu bien des gens, qui jetaient des mots à tout vent… qui entendaient sans écouter… les hommes ne voient plus les fleurs, ils en ont pris des rides au cœur… » J'avais le cœur crispé. Les mains moites.

Je n'ai rien senti d'autre que l'écouteur qui se décrochait de mon oreille. J'ai ouvert les yeux, je vis à peine Charly qui quittait la salle d'attente, avec précipitation. Le disc-man était resté sur sa chaise. J'ai crié son prénom, sottement. Le temps d'enfiler ma veste et d'emporter l'appareil, je dévalai les escaliers, en braillant son prénom. Arrivé sur le boulevard, je le vis se dérober à l'angle. Courir quelques mètres et c'était bien vain de ma part. Il avait pris jambes à son cou. Je cessai la poursuite, et je le vis s'échapper au loin, comme un dératé. Les écouteurs du disc-man pendaient le long de ma jambe. Devant mon pied, il y avait une tache de sang. Ce soir, une chose est sûre, Charly m'a échappé.

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