Janvier 1940 : la Gestapo "suicide" Albert Richter

En janvier 1940, en pleine guerre, on apprenait la mort du brillant sprinteur allemand Albert Richter, dans des circonstances troubles. Du suicide au règlement de compte, diverses explications furent avancées. A ce jour les conditions de cette disparition ne sont certes pas claires, mais une chose est sûre : Richter est mort pour n'avoir pas suivi le nazisme. Il avait 27 ans.

Un grand sprinteur au temps des nazis

Il était jeune, dynamique et plein de vie. Partout où il passait on l'appréciait. Il aimait l'humour, il en avait. Teddy, comme l'appelaient ses camarades, ne rechignait d'ailleurs pas à rendre l'estime qu'on lui portait. Il aimait ses amis, et il aimait aussi la France, cette France qui appréciait en retour cet athlète chaleureux.
_ Aujourd'hui un vélodrome porte son nom, à Cologne, mais le cyclisme semble avoir un peu oublié l'histoire de ce grand sprinteur.

Né à Cologne en 1912, ville où «on se la coule douce, où le vin est trop bon, la bière trop tentante, le repas trop abondant, les filles trop accueillantes, la sociabilité trop grande…», Albert Richter est destiné à la musique. Conformément au vœu de leur père, les frères Richter s'y consacrent tôt. Charles est au saxophone, Josef à la clarinette, tandis qu'Albert apprend le violon. Sa formation est solide. La musique, c'est bien… Mais Albert est de Cologne, et Cologne fut au début du siècle un bastion du sport allemand. Et le blondinet a la robustesse d'un futur champion. Mais il y a le violon que papa… Eh bien ! Contre le désir de son père, après être entré assez naturellement en contact avec le milieu cycliste, Albert Richter commence à s'entraîner secrètement. Et il fait bien. A 16 ans il court ses premières courses, sur piste et sur route.

Richter ne put pas pousser le mensonge plus loin lorsqu'il rentra un jour à la maison avec la clavicule brisée. Mais en dépit de la rage paternelle, Albert se dépensa pour sa passion, et à 19 ans, il était déjà une valeur sûre du cyclisme amateur rhénan. La presse locale plaçait bien des espoirs sur le nom de ce jeune champion.

La carrière d'Albert Richter fut brillante mais peu longue, à cause de la Guerre. Son talent sur piste était immense et les années 30 eurent à s'accoutumer à ce nom, qui certes n'était pas le plus célèbre de la profession, mais qui avait su s'attirer une certaine gloire. C'est en 1932 que Richter remporta le Grand Prix de Paris. Ne pouvant participer aux JO, car le voyage aux Etats-Unis n'était pas finançable par la fédération, les coureurs purent se préparer pour les Championnats du monde de septembre. Et le 3 septembre 1932, malgré quelques déboires dans sa préparation, Albert Richter devint Champion du monde de vitesse amateur, comme Mathias Engel en 1927. Les célébrations furent à la hauteur de l'exploit et Richter fut accueilli en triomphateur à Cologne par la foule en liesse.

Mais sa condition d'amateur lui valait une vie difficile et c'est pourquoi il devint professionnel pour échapper au chômage et pour soutenir sa famille. Bientôt il put se mesurer aux meilleurs de la profession, et il découvrit Paris, le centre du cyclisme sur piste, Paris où il s'arrêtera par la suite volontiers, Paris qu'il aimait et qu'il se refusera à combattre. Son ami et conseiller juif, Ernst Berliner, lui recommandera d'ailleurs de rester le plus possible en-dehors de l'Allemagne. Cette Allemagne passée aux mains de Hitler et de sa «bande de criminels», comme Richter appelait lui-même les nazis.

Aussi passa-t-il principalement son temps à l'étranger. D'ailleurs, en Allemagne, où il n'y avait plus que quelques manifestations cyclistes, les organisations de Six-Jours ayant été interdites, Richter se trouvait sans concurrent. L'Allemagne n'était pas un pays pour un pistard ambitieux, et l'avenir de Richter était visiblement ailleurs. Aussi, il incorpora la Sprinter-Wandergruppe internationale, une équipe itinérante qui voyageait de pays en pays.

Un champion qui ne suit pas les nazis

Albert Richter était avant tout un athlète convivial et sympathique, pétri de bonne humeur et d'humour. Mais il était aussi un pistard de grand talent, vigoureux, appliqué et sérieux, un sportif calme et méticuleux, même si on le dit aussi un peu crédule et naïf.
Entre 1933 et 1939, il ne descendit jamais du podium des Championnats du monde de vitesse, mais il n'obtint cependant jamais la médaille d'or. Ces podiums, il les partagea essentiellement avec ses meilleurs amis, le Belge Jef Scherens et le Français Louis Gérardin. Les trois coureurs, absolument excellents dans leur discipline, étaient connus comme les Trois Mousquetaires.

Dans cette décennie, Scherens fut six fois Champion du monde de suite, de 1932 à 1937. En 1933, Richter se classa 3e derrière le Belge et Michard. Les deux années suivantes, Scherens, Richter et Gérardin constituèrent le podium dans cet ordre ; en 1936, Richter et Gérardin échangèrent leurs places. En 1937 et 1938, il fut encore 3e.

Mais sa défaite de Leipzig en 1934 eut le tort de trahir ses réticences face au nazisme : face aux levées de bras droits qui cristallisaient le ralliement au Führer, Richter refusa de faire le salut hitlérien lors de la remise des médailles. Dans ce contexte politique, il assura également son indissociable ami juif Ernst Berliner, qui dut émigrer aux Pays-Bas, de son indéfectible fidélité. Sur ses maillots, il ne portait pas la croix du Troisième Reich. Cette attitude générale lui vaudra sa perte. Sepp Dinkelkamp, un sprinteur suisse, dira plus tard : «Je vous confirme volontiers qu'Albert était un antinazi. S'il avait suivi les nazis, c'eût été certes beaucoup plus facile pour lui, et d'un grand avantage. Mais Albert a choisi l'autre manière». Et s'il ne fut pas rappelé à l'ordre immédiatement, c'est sûrement parce que ce champion blond aux yeux bleus symbolisait la renommée et la gloire de la nation germanique.

Mais Albert Richter ne pourrait pas souffler longtemps. Le 1er septembre 1939, alors qu'il avait encore gagné la médaille de bronze à la petite finale des Championnats du Monde de Milan, et tandis que Jef Scherens devait combattre pour l'or avec Arie Van Vliet, comme en 1938, la radio annonça l'invasion de la Pologne par les nazis, et les Championnats furent interrompus. Richter demeure ainsi le seul médaillé de 1939, isolé sur le podium décapité.

Le 9 décembre il remporte le Grand Prix de Berlin, et c'est là sa dernière victoire. Et la fin de sa vie. Il a conscience que bientôt, il sera appelé au front, comme ses nombreux collègues. On va l'envoyer combattre ! Lui, le chaleureux Richter, devra prendre les armes, et tuer. Et tuer ses amis de France… Les sportifs de sa trempe étaient supposés représenter le fleuron de l'armée allemande. Mais la perspective de combattre contre ses amis l'effraya. Il voulut fuir en Suisse. Mais la course contre la montre avec les nazis était perdue. Ils l'avaient à l'œil depuis un moment. Il avait refusé, même, de dessiner les croquis d'installations militaires lors de ses séjours à l'étranger comme on le lui avait demandé - ça voulait tout dire. On lui avait parlé de son amitié interdite avec Berliner. Richter ne pourrait plus survivre.

Richter est "suicidé" par la Gestapo

C'est le 31 décembre 1939, trop tard peut-être, que Richter fit ses valises pour la Suisse. Il monta dans le train avec son vélo, après avoir cousu dans les pneus 12,700 marks du Reich, qu'il avait promis de rapporter à un homme d'affaires juif de Cologne vivant à l'étranger. Pratique presque courante pour Richter et d'autres. Mais ce qui était presque sans risque jadis était mortel désormais. Car Richter était un homme à abattre. Comment la Gestapo sut-elle qu'il partait ? Comment sut-elle qu'il avait truqué ses pneus ? Une trahison vraisemblablement. En tout cas, sous l'œil de deux témoins cyclistes néerlandais, qui voyageaient dans le même train avec leurs vélos, Richter fut immédiatement confondu. L'argent découvert. Quant à eux, on ne toucha pas à leurs vélos.

L'histoire reste incertaine sur la date de la mort d'Albert Richter. Certaines sources parlent de décembre 1939, mais on retient généralement le 2 janvier 1940. Quant aux circonstances véritables de sa disparition il y a fort à parier qu'on ne saura jamais clairement. Lorsque son frère lui rendit visite le 2 janvier, il le trouva dans la morgue de l'hôpital de la prison de Lörrach, souillé de sang, le costume troué. On lui annonça ainsi qu'il s'était pendu.

La version qui fut livrée à la presse les jours suivants fut : un accident de ski dans les Alpes bavaroises. C'est d'ailleurs ce que retiennent encore des sources imprécises. Mais les deux témoins proposèrent leurs version des faits. Les autorités affirmèrent alors, alternativement, qu'il avait été abattu par des contrebandiers, ou qu'il s'était suicidé. Aujourd'hui encore certaines sources préfèrent penser que le choix lui a été donné entre le suicide et l'exécution, et qu'il s'est donné la mort sous la contrainte. Toutefois, il est probable que Richter a été torturé et mis à mort. Ernst Berliner, son ami, qui perdit de nombreux parents dans les camps, fit des recherches et tenta de faire ouvrir une enquête dans les années 1960. Mais à ce jour, cette mort reste mystérieuse. Albert Richter est mort à 27 ans.

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