Angoisse au Ventoux ou la métaphysique de la descente cycliste

A la longue liste des questions sur la nature et les motivations humaines, il convient d'ajouter celle-ci : qu'est-ce qui pousse les hommes à monter des montagnes à vélo, pour les redescendre immédiatement? J'écarte d'emblée quelques réponses attendues, et inadéquates ici :
- pour aller de l'autre côté
- pour faire du tourisme
- pour épater leurs femmes/leurs maris
- pour le plaisir

Si je tiens à refuser ce type de réponses, c'est pour les raisons suivantes :
- n'avez-vous pas déjà observé un homme venir en voiture au pied d'un col, sortir un vélo du coffre, monter au sommet, et redescendre par où il est venu?
- on a inventé l'automobile
- qui trouve qu'un gars en tenue cycliste suant sur son vélo à 2000 mètres, c'est sexy?
- le plaisir de souffrir, ça s'appelle du masochisme

Hélas! Si je me pose cette question existentielle, c'est parce que moi aussi je me surprends à grimper des cols avec mon vélo. Et aucune réponse convenable ne satisfait mes interrogations sur mon propre comportement. Ce 8 mai, j'étais partant pour un Ventoux. Qui peut m'expliquer raisonnablement pourquoi je me suis amusé (en le disant vite) à monter à 1912 mètres d'altitude, dans le froid et le vent- alors qu'aucun impératif ne m'enjoignait d'être présent au sommet, et que je dispose d'une auto- pour redescendre aussitôt, et comble de l'aberration, par le versant que je venais d'escalader? De toutes façons, quand bien même je serais redescendu par un autre versant, tout le monde sait bien qu'il n'est pas nécessaire de franchir le Ventoux alors qu'on peut aisément le contourner.

Par chance, pour une fois, c'est Sault qui fut élu pour point de départ : c'est la montée facile du Ventoux. Mais il faut quand même déguster les six derniers kilomètres à nu du mont. Pour l'occasion, nous étions trois, car ce loufoque que nous sommes tenus de nommer Lothar Kempf, et qui sévit sur ce site par ses chroniques (merci Lothar), nous accompagnait, Eric et moi-même, vos serviteurs. Ce garçon baroque sur les pentes du Ventoux est en soi un événement. Mais il convient de ne pas le sous-estimer, pour quelque obscur motif, car Lothar dissimule qu'il est un excellent athlète. Son départ fut anémique. Son début de montée apathique, ou plutôt flâneur. Par pure coquetterie. La meilleure façon de se prendre au sérieux, selon lui, c'est de ne pas se prendre au sérieux, et j'ai fait mienne sa devise. Le vent, alors, ne soufflait presque pas.

Le Ventoux s'est tout à coup mué en enfer. Au Chalet Reynard, où le mont se découvre, et vous jette sa caillasse au regard, le froid s'insinue. Le mistral abat ses cartes. Nous pensions ne plus pouvoir être rejoints par Lothar, vu notre rythme et le sien, et toutefois le farfelu fondit sur nous sur l'esplanade du Chalet, sans même nous voir, semblait-il. Comme un planeur, avec son bandana sur la tête, sa petite boucle à la Ullrich, il passa, dans sa vraie nature de grimpeur. Le vent se leva. C'est peu de le dire! Dans ce pays de mistral, jamais je ne connus tel combat. C'est ici que naît mon questionnement métaphysique. Je me vis compter les mètres, les centimètres dans cette lutte abominable contre le vent, mon compteur m'indiquait que je n'avançais plus, les bourrasques me faisaient tanguer comme sur un océan furieux, et pourtant, je continuais d'avancer. De monter.

L'ascension était monumentalement épouvantable, les kilomètres étaient un enfer, et sans enjeu. Et pourtant... Je visualisai un à un ces maudits mètres de montée, que je m'apprêtai à redescendre aussitôt. Je damnai des portions entières, en leur hurlant que bientôt je les boufferai dans la descente. Face à un tel vent, il importe de rassembler ses forces. Moi, c'était en hurlant. En passant, dans le dernier kilomètre, je vis Lothar qui s'était arrêté, souriant, assis sur le côté, pas seul, que les circonstances apocalyptiques n'empêchaient pas de trouver l'occasion d'un flirt. Heureux les anticonformistes.

Au sommet  se complexifie mon interrogation essentielle. L'épuisement est entier, et pourtant, tous ces kilomètres que j'ai mis un temps fou à gravir, je m'y plonge à rebrousse-poil. Et je les avale. En un rien, nous voilà à Sault : tout ça pour ça. En fin de compte, je suis presque heureux de n'avoir pas rejoint mon point de départ en faisant une boucle : c'eût été encore plus invraisemblable. Autant aller à l'économie, dans ce genre de paradoxes.

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