Souffrance et bouteille partagées

Un grand col de France - qu'importe son nom, qu'importe la date, et puis qu'importe le reste. Sur la pente luisante de chaleur, où le macadam qui suinte commence à former de la pâte, un sentiment commun connecte provisoirement entre eux quelques individus : posés sur leur vélo et livrés à la suffocation ambiante, ils palpent tous un peu l'absurde à rouler vers le haut de la montagne, sans autre objectif que celui-ci, arriver en-haut.


Mais que c'est étrange un cycliste !

Quelle interrogation existentielle… Les motivations humaines sont parfois insondables et obscures. Ils croquent la souffrance à pleines dents, ces gars et ces filles qui grimpent ; écrabouillés par un soleil pesant de plomb. Leur sueur presque s'évapore avant de se mêler au goudron fondu. Pourtant, aucun impératif ne les appelle au sommet ; et alors ? Moi j'ai la langue qui pend, et l'œil en déroute, ma bécane m'emmène et à droite et à gauche, mon compteur ne sait plus compter après six. Ouais j'en bave, et alors ? Je grimpe, et si en cet instant précis de douleur intergalactique je maudis le monde entier à commencer par moi, je sais pourtant que demain, si mes jambes accompagnent encore le reste de mon corps, je repartirai souriant pour un tour semblable, dans un autre col, ou une galère de ce genre.

Mon oscillation sur la route qui s'élève de plus en plus ne me met pas à l'aise. Au virage, une demoiselle qui attendait là son père ou son oncle, lui tend fièrement une bouteille en plastique remplie d'eau, et l'encourage ; le mouvement général de la scène me paraît ralenti. Et sa compassion à mon égard me percute le regard. La jeune fille, subitement, aime mon désarroi ; elle tombe amoureuse de ma souffrance. Mais que je dois être laid, ainsi plongé dans la souffrance ! Je jette un œil sur mon voisin de droite ; il est splendide de laideur, toute grimace dehors, c'est beau !

Un sourire ; et une bouteille. Qui se tend. Un sourire pour moi, et une bouteille offerte à mon tourment.

L'eau envahit ma gorge. Suave raz-de-marée. Bonheur de la chute aquatique. Et encore, et encore. En est-il un, seulement, autour de moi, encore en mesure de réfléchir ? Mes gestes ne sont que spontanéité, mon cerveau n'a plus de prise sur eux. L'eau, bientôt, se projette sur mon crâne, sous mon casque surchauffé, et ruisselle sur mon masque rôti. Le bonheur ressemble à ce ruissellement.

Où est la bouteille ? Mais oui, mon bras l'a, par réflexe, livrée au gémissement de mon voisin de droite, dont le coup de pédale s'est jumelé au mien, aussi laborieusement maladif. Il boit avec désolation. J'en oublierais ma propre douleur.

Ce garçon se serait fait un devoir de ne pas vider la bouteille ; elle me revient, pour que la dernière rasade soit pour moi.

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