Cette nuit, sa bicyclette est morte

Sommeil pâteux, au creux d'une nuit lourde. Une clarté chancelante, venue d'un réverbère ankylosé, filtre à travers le store. Les draps humides de sueur sont froids dans la chaleur ambiante.

Une explosion dans l'éternité nocturne. Rupture du cours des choses.

Bientôt, un amoncellement de bruits ; la nuit devient cacophonie et production de sons terrifiants. Si ce n'est la fin du monde c'est une guerre civile. Le chroniqueur fébrile récupère son souffle et quitte son lit trempé de fièvre. Par tâtons, il s'inquiète, de la main gauche, de la présence de son vélo vert contre la table ; présence rassurante. Un reflet sur le pédalier lui indique que le jaune est toujours appuyé à la baie vitrée.

Cris et déflagrations.

Il se livre à la nuit bruyante, en caleçon et en polo. Une nitescence au fond de la ruelle accompagne l'inharmonieux concert ; un champignon de fumée se dessine, rouge pâle, dans les lueurs des éclairages publics. De jeunes garçons longent la façade en riant, fiers d'une délinquance qu'ils expriment avec fracas. Il s'égosille contre leur cynisme, l'homme qui découvre son auto en flammes, au pied de son immeuble. De sa fenêtre, une femme pleure sa voiture, dont les pneus éclatent dans le feu. Avec un oreiller, un vieil homme martèle des buissons qui s'embrasent. La contagion est fulgurante ; une haie en combustion a contaminé le local attenant.

Le charnier des bicyclettes délivre ses odeurs d'incinération. Des lambeaux de caoutchouc pleuvent au milieu des cendres qui retombent en neige.

Il y a, au troisième étage de ce bâtiment-là, un homme qui a près d'une centaine d'années. Un siècle. Tout courbé et tout ridé, presque incompétent à la marche, il est magicien sur un vélo. Un miracle permanent donne à ses jambes une étrange faculté, celle de pédaler par tous temps, en toutes circonstances. Il n'a jamais passé son permis de conduire que la Deuxième Guerre avait interrompu. Cet homme est, par nature, par propriété et par définition, un homme sur une bicyclette.

Il est apparu sur le seuil de l'immeuble, pressentant le deuil qui s'abat sur lui.

Le silence l'enveloppe, comme il se déplace faiblement vers le local à vélos qui finit de cracher ses poussières de cendres.

Cette nuit, sa bicyclette est morte.

Cette nuit, Mesdames et Messieurs, au milieu des autres vélos trépassés, sa bicyclette est morte.

Devant le chroniqueur fiévreux et haletant, le vieil homme relève la carcasse de sa compagne. Une bécane qui était gris-vert, au guidon chromé, avec un gros coffre en bois maintenu au porte-bagages par trois tendeurs. C'est, à quatre heures de cette nuit, un agencement de tubes noirs effrités, aux roues fondues. Il subsiste au sol les trois paires de crochets des tendeurs ; du coffre, plus de trace. La gomme des pneus laisse par terre un lombric noirâtre et informe. A moins que ce soit la guidoline.

Il a perdu son plus bel univers.

Le crime est parfait.

Cette nuit, sa bicyclette est morte.

Cette nuit, Mesdames et Messieurs, au milieu des autres vélos trépassés, sa bicyclette est morte.

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