La crise à tous les étages

C'est la crise. La crise à tous les étages. La crise économique, la crise sociale, la crise boursière, la crise politique, la crise socialiste. On en oublierait presque la crise cycliste. Elle avait dix ans d'avance, seulement un peu visionnaire, la crise cycliste.

En avance en apparence, mais depuis longtemps à l'image d'une société qui blâme ce sport qui lui ressemble trop, à tous égards : marchandisation des hommes et des performances, corruption, déviation de la compétition athlétique vers la compétition sociale, mensonges purulents, individualisme général, dopage frénétique. Crise cycliste égale crise économico-sociale, et réciproquement. Le cycliste moyen égale l'individu moyen de la société capitaliste, dans sa quête de gagner un peu en prestance, en renommée, en compétitivité sociale et salariale, en vedettariat, bref, dans l'obligation médiocre qu'il a de sortir de sa misère houellebecquienne.

Au-dessus du cycliste moyen : le cycliste « gagnant », équivalant l'homme d'affaires, le patron (grande ou moyenne entreprise), la star. La réussite, intellectuellement illusoire, mais socialement épanouissante. Je gagne davantage que la masse salariale (le peloton), j'ai accès à des privilèges de toutes natures (sociaux, financiers, moraux) et je les mérite. Dont acte. J'ai réussi. La manière importe peu, la fin justifie les moyens, d'autant plus que les moyens dont j'ai fait usage pour accomplir ma destinée (fraudes, délits, triches, dopage) n'étaient naturellement pas indispensables à son bon accomplissement, étant entendu que si je suis arrivé où je suis, c'est que mes compétences intrinsèques étaient hors normes au fondement ; j'y serais arrivé, quoi qu'il en fût. Dont acte.

Un jour ça peut lui retomber sur le coin de la gueule, au cycliste gagnant, au patron, au businessman. L'élite a en général prévu tous les cas de figure : parachutes dorés, amitiés protectrices… Parfois, on est à court, et on dégringole malgré tout. On rejoint la médiocrité ambiante ; dans le meilleur des cas, on persiste à se croire au-dessus et on vit la déchéance comme une injustice kafkaïenne (très fréquent) ; sinon (très rare), on s'aperçoit qu'on n'a jamais été qu'un individu de la masse, misérable et médiocre, ayant bénéficié provisoirement d'une heureuse conjoncture, le temps d'un épisode décrit comme une réussite et qui n'est qu'un état de domination d'une part de la masse sur le reste de la masse.

(Certains ont néanmoins une prédisposition à faire partie des dominants : Lance Armstrong). Les dominés ne sont pas pour autant vertueux de fait (certains, oui). Si l'opportunité leur est donnée de rejoindre un jour la masse des dominants, et d'accéder à la réussite (illusions et médiocrité pourtant, malgré tout), ils n'hésiteront pas à écraser leurs ex-congénères à leur tour. Et la crise n'y change rien : on constate d'un coup que l'ensemble de la masse court un certain péril (car l'équilibre des choses est subitement devenu instable), mais on ne cherche pas à transformer la société de manière que pareil phénomène ne puisse se reproduire ; on se contente de chercher à soigner les symptômes. Pourquoi sortir d'un modèle qu'on croit définitif et irréversible ? Chaque époque a cru détenir le modèle pérenne, l'empire romain n'existe plus. Pourtant. C'est pourquoi : la solution ne viendra pas de l'éradication du dopage (ni du colmatage de la crise boursière), mais de la disparition du cyclisme (de l'effondrement du capitalisme).

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