Parti dérouler ma transe

J'ai dû rêver que j'essayais d'attraper la liqueur de pomme verte. Je tendais le bras, je tirais sur l'épaule, du pouf-banquette où j'étais vautré depuis l'aube. Le contact graisseux et froid d'un chapelet de maillons m'a désagréablement réveillé. J'avais empoigné la chaîne du vélo - ce même vélo qui dormait dans le bureau depuis… depuis des mois, encore fixé sur son home-traîneur, le rouleau tendu maintenant toujours la pression sur le pneu à plat, et même pas usé… La bouteille de liqueur était sur la selle, dans un dangereux équilibre mais désastreusement vide. Quinze heures dix-sept. Les convecteurs à fond. Des coups de tambourin dans le crâne. Impossible d'enfiler les chaussettes : bide trop gonflé. C'est à ce symptôme que m'est apparue la juste idée de ma déchéance. Au début, le bide s'écrasait mollement sur les cuisses lorsque je laçais mes chaussures. Puis ça a commencé à me couper le souffle. Puis ça appuyait tellement fort que je rendais l'omelette aux lardons.

J'ai insisté quand même. Je les ai enfilées, mes chaussettes. Comme un défi.

J'ai consulté quelques sites d'information. La météo ; à quoi bon, puisque je ne sortais plus ? Google actualités, recherches immobilières, offres d'emplois, actualités cyclistes. Bof, méga bof. Et je ne sais pas trop ce qui m'a pris. J'ai enfourché le vélo. Ai tourné les jambes. Pédalé, quoi. En chaussettes. Le pneu à plat. Lentement, j'ai monté la cadence. J'ai pédalé. À tel point qu'au bout d'un moment, je pédalais à fond. Je ruisselais de sueur, je soufflais comme une otarie, je devais gémir, même. Je m'épongeais avec la manche de mon pyjama. J'agitais la tête, et la transpiration voltigeait de ma tignasse. Je suis devenu comme fou. Je tournais à soixante-dix tours minute, mes cuisses hurlaient leur brûlure de désarroi, j'avais des crampes dans la plante des pieds, la roue faisait flip-flip sur le rouleau, un filet de sueur me pendait au nez, j'étais déchaîné, j'en bavais, quoi ; et j'ai eu comme l'idée que j'approchais d'un état de transe. Alors j'ai pédalé encore plus fort.

Je me suis aperçu que je beuglais. Oui, quoi, je gueulais, carrément. Je sentais que le rouleau appuyait sur la jante, il n'y avait plus aucune pression dans le pneu. Derrière ça faisait flip-flip et ça résistait à mort. Et où j'en étais, moi ? Pour toutes ces heures de vie, pour tous ces jours de vie, pour toutes ces semaines de vie offertes au néant, je gueulais sur mon vélo, dans mon bureau-chambre. Je roulais contre la vacuité de cette putain d'existence, contre la crise, contre le chômage, contre ce bide à rebonds que j'avais ferme et plat il y a quoi… cinq ans ? Cinq ans, et j'étais rendu là. Sur mon home-traîneur, à me vider de ma sueur, en chaussettes, utile à rien. Je te le dis : je devais être en transe. En transe. Comment ça vient, la transe ? C'était comme un millier d'explosions atomiques à l'intérieur de moi, des décharges électriques dans les muscles et dans les nerfs, des coups de jet dans le cœur, des étincelles dans la tête, un bouillon de haine et de révolte - tout ça à résoudre sur mon vélo. La Transe ; enfin, c'est ainsi que je l'ai appelée. Suis pas expert moi.

Dé-chaî-né. Il fallait que j'exporte ma transe, fallait que je la sorte. J'ai dévissé le vélo du traîneur, j'ai passé un cuissard, un maillot, des manchettes, une veste, le vélo sur l'épaule, les chaussures à la main et j'ai dévalé les escaliers. Dé-chaî-né. Et je suis parti, sans calculer, dérouler ma transe.

Mais pas gonflé le pneu…

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