Il se murmure qu'Armstrong est de retour

Citoyen ordinaire, Benjamin Malo est du genre à rouler à côté de la plaque. C'est probablement le passionné de cyclisme le plus distrait que j'aie connu ; d'aucuns me répondraient : ce gars-là ne peut pas être un vrai passionné de cyclisme - amateur de vélo, certes, pratiquant par loisir, assurément, mais ignare en sciences cyclistes. C'est vrai qu'il a tendance à inverser les années où Roche et Delgado ont gagné le Tour ; et à oublier jusqu'à la possibilité qu'un Raimondas Rumsas ou qu'un Zenon Jaskula aient fait un podium. Il ne sait d'ailleurs plus qui est Bernhard Kohl. Et se demande bien qui est le champion du monde en titre. C'est aussi lui que les Coudoucens aperçurent un jour de février 2008 au sommet des Quatre-Termes en train d'attendre le peloton du Grand Prix de la Marseillaise qui était déjà arrivé à Marseille.

À certains égards, et si vous me permettez ce petit écart éditorial, Benjamin Malo c'est un peu moi. Ou celui en qui je me rêve. Une sorte de Gaston Lagaffe du cyclisme pro.

Et depuis dix ans, sa passion lui pèse, à ce pauvre Malo. Depuis le désastre Festina, comme un certain nombre de passionnés de cyclisme qui ont parmi leurs amis et collègues de travail des meneurs de type « beauf » et à l'humour lourd et redondant, Malo subit les retombées au quotidien, sous la forme de vannes pénibles, de blagues grossières et de moqueries obscènes. Aussi Malo est mortifié d'avoir mis le pied dans une passion qui l'a globalement rangé dans les drogués, les toxicos, les cuisses-madames et les pédales. Chaque nouveau scandale de dopage a libéré un peu plus l'inexplicable goguenardise haineuse de son chef de service - que tout le monde imite. Il a renié publiquement son penchant pour la bicyclette, mais cette humiliation l'a davantage enfoncé. Bref, Malo est un passionné distrait mais honteux.

Depuis quelques temps, on le charriait dur au boulot. Ça s'était remis à lui causer d'Armstrong, mystérieusement. Il en avait naguère bavé un septennat durant, mais la retraite du Boss en 2005 avait tempéré les sept années de harcèlements, de railleries et de gaudrioles qui l'avaient immergé dans une profonde dépression. Non content d'être coupable d'aimer le vélo, il était en effet devenu, de 1999 à 2005, le réceptacle des rancœurs anti-Amrstrong - car son chef de service n'aimait certes pas le cyclisme (sport de toxicos et de pédales, mais ça on l'a déjà dit), mais en plus il détestait Armstrong à en gerber (comme si ça pouvait lui faire quelque chose…) Malo avait eu beau se défendre d'en être un supporteur, sa passion le condamnait ; en quelque sorte, il portait sa part de responsabilité dans l'humiliation annuelle de la France par l'abominé Américain.

Depuis 2005 donc, hormis quelques périodes paroxystiques (correspondant aux affaires Rasmussen, Vinokourov ou Puerto), les choses s'étaient un peu calmées. Jusqu'à ce que.
Malo faisait semblant de ne rien entendre.
Et pourtant.
Les vannes revenaient, redoublaient, insistaient. Avec toujours ce même thème, et ce même nom, que les collègues du service étaient supposés avoir oublié.
Armstrong !
Cela devenait carrément louche.
Le chef de service lui-même lui a foutu une tape inamicale dans le dos, il avait le teint jaune et l'humour aigre : « Alors, l'aut' c… de p… de s… d'Amstrong (dixit le-chef-de-service) va encore la mettre bien profond à nos p'tites pédales françaises ? J'te préviens, t'auras un gage d'une heure sup' non payée par étape qu'il gagnera. »

Il a craqué la toiture, le chef, maugréait Malo en rentrant discrètement chez lui. Ça l'obsède. Doit être secrètement amoureux d'Armstrong. Il a beau dire, moi je pense qu'il est nostalgique. Un retour d'Armstrong, voilà de quoi il rêve, le chef. Non, mais c'est vrai, qu'est-ce qui lui prend ? Pourquoi que ? Qui que quoi ? Non mais. Ça fait plus de trois ans. Et puis là comme ça. Et tout le monde avec ça.

Le problème, c'est que.

Malo a eu un déclic ce samedi soir. Il récupérait son courrier et le sachet de ronron gélifié que sa voisine du troisième lui glissait quotidiennement dans la boîte à lettres, lorsqu'une voix souffla derrière lui :
-    Croyez qu'il va gagner cette année, le Ricain ?
-    Vous m'avez fait peur, Madame la Concierge (on l'appelait ainsi), de qui voulez-vous parler ? Je ne savais pas que vous vous intéressiez au Tour de France.
-    Ma foi non. Pas plus qu'à la pluie et au beau temps. Mais ça fait causer.
-    Oui, oui, bonne soirée, alors.
Mais Malo se ravisa, il y eut comme un doute qui s'insinua dans les petites rouages de sa cervelle de distrait.
-    De qui vouliez-vous parler à l'instant, Madame la Concierge ? Le Ricain… Vous voulez dire : Leipheimer ?
-    L'ail paille meurt ?
-    Ou Landis ?
-    Laine dix ? Ma foi, je vous cause d'Amstrong moi (dixit Madame-la-Concierge aussi)

Le problème c'est que. Et oui voilà. Parce qu'enfin. Ah mais ça suffit quoi. La Concierge, elle ne connaît pas le chef de service après tout. C'est une machination. Ou quoi ? Alors !

Alors, Malo a composé un numéro de téléphone. Et quand j'ai décroché, il a chuchoté :
-    J'ai un truc à te dire. Paraît que. Mais j'en sais pas plus hein. Mais ça concorde. Voilà. Il se murmure que…
Et il a chuchoté tellement que je n'ai pas été sûr de bien comprendre.

Écrire commentaire

Commentaires: 0