Lardons-raclette pour Evans

Même pas mal. Cadel Evans a voulu faire bonne figure devant les caméras en rejoignant la ligne d'arrivée. Une bête chute dans un des derniers tournants l'a privé de l'incommensurable joie de partager l'emballage final pour la huitième place avec le reste du peloton, six minutes après le succès de Nicki Sörensen.

Deux bonnes minutes décisives se seraient ajoutées à son débours déjà quasi fatal sans le bonheur d'un règlement qui porte à trois kilomètres avant l'arrivée (plutôt qu'à un, naguère) le seuil autorisé pour se casser la gueule, pour fendre sa chaîne, pour déchirer ses boyaux, pour désintégrer son bicycle ou pour se prendre un clavecin sur le coin de la bobine, sans perdre officiellement de temps - par rapport au groupe auquel on appartenait à l'instant de l'infortune ça va de soi. C'est pourquoi on a vu l'Australien hésiter à se prendre une portion lardons-raclette en passant devant la roulotte à pizzas Kad el Evian juste après la gamelle, il n'avait rien à craindre pour son classement général. Certains médisants prétendent même qu'il s'est volontairement fait choir ; exquise provocation, mais non, Evans avait d'autres chats à fouetter.

Paisible journée croirait-on presque, pour les favoris au creux du peloton. Que nenni. Harcelé depuis le début du Tour par des souvenirs intrusifs qui ne lui appartiennent pas, tiraillé par des images qu'il ne s'explique pas, dépossédé de sa propre mémoire, l'éternel outsider de l'épreuve (déjà dauphin deux fois de suite) fut en proie, mille tonnerres, à ses démons les plus tenaces jusqu'à Vittel. Passé le rituel imposé des lueurs blanches et des sueurs froides, un étrange défilé de souvenirs impossibles s'est ébranlé dans son esprit. Parlons-en, d'esprits ! Hanté, possédé, pénétré d'une âme inconnue, Evans s'est revu adolescent sur le bord de la route, entre Saint-Etienne et Grenoble, avec maman, papa, sa petite sœur, Pipo le jack russell des voisins partis en vacances. Images qu'il ne veut pas ! Images qu'il ne connaît pas, et qui coulent en lui. La caravane est passée, quelques motards. L'enchaînement des événements est flou. Car une seule chose retient toute son attention ; un des coureurs du Tour est descendu de sa bicyclette ; il a d'abord vu ses jambes, ses longues jambes fines, avec de petits mollets tout fins mais secs et saillants, se rapprocher de lui, les genoux fléchir - et il s'est assis à côté de lui. Les regards convergent. Personne n'ose s'approcher. Sentiment confus de vivre un instant inhabituel et pas prévu. Un motard aussi s'est arrêté.

Ça roule plus fort. On annonce la victoire de Sörensen dans les oreillettes. Evans s'en fiche pas mal, tout absorbé qu'il est par son indélicate mémoire. Il soupçonne d'autres gars d'être victimes du même phénomène ; les regards ne trompent pas. Mais comment aborder le sujet : et s'il était tout simplement tombé fou ? Ses équipiers l'entourent, devant ça prépare Cavendish à prendre des points pour le Maillot vert.
Le type le regarde, assis à côté de lui ; impression d'éternité - mais ça ne dure que quelques secondes. Le Tour est suspendu. Regard pénétrant. Message à la fois d'amitié et de dépit. Le coureur tient une plume entre le pouce et l'index, il l'observe de près un instant avec l'air de se demander quelle tournure il va donner à son existence, avant de la lui donner délicatement. Regard séraphique. Quelques mots chuchotés. Puis il se relève avec l'air de se dire qu'il faut y aller, il enfourche la bécane et tire sa route. Son père est resté bouche bée. Il le soulève en le tirant par l'épaule : « Qu'est-ce qu'il t'a dit ? C'était Gaul ! Par la barbe du père fouettard, c'était Charly Gaul, mais bon sang qu'est-ce qu'il t'a dit ? »

Il ne le répètera pas. Trop pudique. Trop intime. Trop métaphysique pour son père. Un ange tombé du ciel, reparti comme il est venu. « Rien, il ne m'a rien dit ». Mais plus tard, il sera champion cycliste lui aussi, parmi Merckx, Ocana, Poulidor, Zoetemelk, et il fera le Tour. Ça roule plus fort, ça tourne. Quel est cet esprit qui le tient par le bout de la mémoire ? On glisse, on dérape, on cogne, on tombe. Lueur blanche, sueur froide. On se relève, on va prendre son temps pour rentrer. On va réfléchir calmement. Gaul, c'était les années cinquante, soixante. Merckx, soixante-dix. Lui est né en 1977. Un adolescent qui a vu Gaul et qui a fait le Tour dix ans plus tard ; ça se précise.

Écrire commentaire

Commentaires: 0